Amistad a 25 ans
Sorti le 25 février 1998, Amistad mérite d’être redécouvert. Malgré ses maladresses , c’est un jalon essentiel dans l’écriture de l’histoire américaine entreprise par Spielberg.
Dans la copieuse filmographie de Steven Spielberg, Amistad est souvent assez mal considéré. Coincé entre La liste de Schindler (1993) et Il faut sauver le soldat Ryan (1998), il n’a pas vraiment attiré les foules dans les salles (630 000 entrées en France). Certains critiques crurent que le cinéaste voulait reproduire « une recette qui avait fonctionné » avec Schindler et se tailler la réputation d’auteur qui lui avait toujours été déniée. Avec le recul des années, il nous apparaît plutôt qu’Amistad est une pierre importante dans l’édifice construit par Spielberg depuis La couleur pourpre (1985). En s’attaquant à des moments clés de l’histoire contemporaine, il créé des fragments d’Annales cinématographiques[1]. Un peu comme si Spielberg était un contributeur régulier du Tacite américain. Avec Amistad, il aborde la problématique de l’esclavage par un angle original. A travers l’affaire de ce navire espagnol où les esclaves ont réussi à se libérer, avant d’accoster sur les côtes américaines, Spielberg construit un film-procès passionnant dans la grande tradition américaine du genre – on songe ici à Autopsie d’un meurtre de Preminger (1959). Car l’enjeu central est de savoir si les africains, réduits illégalement en esclavage par les Espagnols[2], vont pouvoir recouvrir leur liberté. Le procès se déroule en 1839, soit vingt ans avant le début de la guerre de Sécession, et on sent déjà peser les enjeux de ce conflit fratricide déchirant le Nord industriel et le Sud esclavagiste. Le combat abolitionniste est évidemment présent – et l’importance du christianisme comme moteur d’engagement est soulignée – mais Spielberg fait du procès l’occasion d’une réflexion sur le fonctionnement de la démocratie américaine. Séparation des pouvoirs (ici l’exécutif et le judiciaire) encore mal assurée, rôle crucial de la Cour suprême, retour à la vision des Pères fondateurs : autant d’éléments clé que le scénario décortique habillement.
Deux personnages retiennent particulièrement l’attention. D’abord le personnage de Cinqué, interprété avec force par Djimon Hounsou, est intéressant parce qu’il a un rôle moteur dans l’intrigue et n’est pas cantonné à une posture de victime passive. Les accusations formulées à l’encontre du film, selon lesquelles il reproduirait le schéma narratif du « sauveur blanc », me paraissent donc aberrantes[3]. D’abord, Spielberg a pris soin de respecter la langue de ses protagonistes et Hounsou a du apprendre le mende pour son rôle. Ensuite, Cinqué est présenté comme un homme extrêmement intelligent et résilient. Il comprend vite les enjeux du procès auquel il est soumis, alors même que tous les codes juridiques lui sont étrangers. Il apprend des bribes d’anglais qui lui permettent un coup d’éclat en pleine séance : il s’exclame « Give us, us free » à la stupeur générale, dans une scène typique de la mise en scène spielbergienne, qui peut irriter par sa naïveté mais est aussi d’une indéniable efficacité. Avant le passage devant la Cour suprême, il fait passer par l’entremise du traducteur des questions adressées à John Quincy Adams, qui sont dignes d’un expert de la diplomatie mondiale. Surtout, par l’entremise du récit de Cinqué, Spielberg retrace l’itinéraire qui a amené les passagers de l’Amistad des côtes africaines aux Etats-Unis. C’est une séquence absolument glaçante, vision frontale de la réalité crue de la traite et de l’esclavage.
Le second personnage qui me captive, c’est celui de John Quincy Adams, fils du père fondateur John Adams[4], ancien Président des Etats-Unis (de 1825 à 1829) et fervent abolitionniste. Il s’agit d’une figure peu connue en France, interprétée ici avec maestria par sir Anthony Hopkins. S’engageant avec réticence en faveur des passagers de l’Amistad, il prononce un discours remarquable devant la Cour suprême où il en appel à l’esprit des pères fondateurs. Cela vient faire écho à ce que Cinqué lui a confié auparavant : lorsqu’un Mende se trouve dans une situation sans issue, il invoque ses ancêtres. Pour conclure son discours, Adams explique que les Mende permettent aux Américains de comprendre cette vérité fondamentale : « ce que nous sommes, c’est ce que nous fûmes ». De l’importance de l’histoire pour que vive la démocratie.
Je laisse le mot de la fin au grand critique américain Roger Ebert, qui dans son billet de 1998 écrivait : « ce qu’il y a de plus précieux dans Amistad c’est la façon dont il offre des visages et des noms à ses personnages africains, que les films ont si souvent réduits au rang de victimes anonymes »[5].
[1] La couleur pourpre (1985), L’empire du soleil (1987), La liste de Schindler (1993), Amistad (1998), Il faut sauver le soldat Ryan (1998), Munich (2005), Cheval de guerre (2011), Lincoln (2013), Le pont des espions (2015) et Pentagon Papers (2018) forment ces fragments d’Annales cinématographiques de l’Histoire. 1941 (1979) et la quadrilogie Indiana Jones abordent l’Histoire dans une perspective plus ludique.
[2] Les passagers de l’Amistad ont été capturés en Sierra Leone, protectorat britannique. Or, l’empire anglais interdit la traite depuis 1833.
[3] Voir l’article du journaliste américain Noah Berlatsky : « 12 Years a Slave: Yet Another Oscar-Nominated 'White Savior' Story » publié dans The Atlantic le 17 janvier 2014.
[4] L’excellente minisérie John Adams (2008) revient sur le parcours du père fondateur des Etats-Unis, son rôle crucial dans la déclaration d’indépendance (1776), sa présidence (1797-1801) et, plus brièvement, celle de son fils (1825-1829).