Anatomie d’une chute : le crime, le couple et l’enfant
Au-delà de la mécanique impressionnante de son scénario brillamment architecturé, ce qui fait le prix du film de Justine Triet, c’est la place de premier plan qu’y trouve le personnage de l’enfant.
A l’annonce de la liste des films en compétition à Cannes cette année, on n’aurait pas forcément parié gros sur le film de Justine Triet. Ses deux précédents films, Victoria (2016) et Sibyl (2019) étaient marqués par une grande originalité de ton et une belle ambition romanesque, mais si le premier était réussi, l’autre l’était beaucoup moins. Dès les premières séquences, Anatomie d’une chute s’impose comme une palme d’or incontestable, un film puissant et magistral en tout point. On y suit la mise en accusation puis le procès de Sandra, femme écrivain dont le mari Samuel a chuté du deuxième étage de leur chalet dans les Alpes. Se moulant dans le genre très codifié du film de procès, avec comme référence essentielle Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger sorti en 1959, Triet construit un récit ciselé et passionnant. Il n’est pas étonnant que le projet initial ait été une série car les personnages et les situations ont une densité qui laisse deviner un processus d’écriture fait de réductions successives jusqu’à une épure remarquable. Passant de la langue anglaise au français, les dialogues sont constamment justes et aident le spectateur à entrer progressivement dans le mystère de cette mort. Par la mobilité de la caméra, la vivacité des dialogues et la qualité de l’interprétation, le film échappe à tous les poncifs de la fiction télévisuelle, à laquelle le genre du film de procès menaçait de le rattacher.
Aidée par son coscénariste Arthur Harari, Justine Triet montre que, derrière la recherche de la vérité, un procès raconte surtout notre société – un principe déjà clé dans le très beau Saint-Omer d’Alice Diop sorti l’année dernière. Jusqu’aux dernières séquences d’Anatomie d’une chute, le doute subsiste. Mais entre temps, le spectateur est entré dans l’intimité d’un couple, faite de non-dits et de rancœurs, d’ambitions déçues et de jalousie, avec les questions de la répartition du temps et de l’épanouissement personnel comme points d’achoppements essentiels. Le film aurait déjà été époustouflant de maîtrise s’il s’était contenté de n’être que la dissection d’une vie de couple à travers un procès pour homicide. Seulement, il serait resté un peu froid. C’est le traitement du personnage de Daniel, fils de Sandra et Samuel, qui élève le film[1]. Malvoyant suite à un accident, le jeune garçon découvre le corps de son père dans la neige. Lorsqu’il est interrogé lors du procès, à la fois par l’avocat général et par l’avocat de la défense, la caméra reste fixée sur lui et, par un mouvement de bascula allant de gauche à droite, transmet au spectateur la cruauté de ce moment pour l’adolescent. A la fin du film, sa prise de parole est déterminante dans l’issue du procès. Cette séquence bouleversante permet à une émotion jusqu’ici retenue d’affleurer.
Couronné par la palme d’or à Cannes, Anatomie d’une chute est donc un très grand film qui écrase déjà toute concurrence en vue des prochains Césars.
[1] Le personnage de Daniel permet d’ailleurs de dresser un parallèle avec le Shining de Stanley Kubrick (1980), qui se déroule également dans un décor enneigé. Il porte le même prénom et la même coupe de cheveux que l’enfant de Jack Torrance. C’est un peu comme si le procès de Sandra était celui de l’épouse de Jack Torrance (lui aussi écrivain en panne d’inspiration).