Borgo : « comprendre ses raisons sans lui donner raison »
Avec Borgo, film carcéral imprégné par la particularité corse, Stéphane Demoustier signe le meilleur film français du premier trimestre 2024.
Mélissa distribue des cigarettes à quelques détenus. Ils entonnent en son honneur la chanson Mélissa de Julien Clerc, transposée en corse. La « matonne » passe de cellule en cellule, un humble sourire au coin, tandis que le chant l’accompagne, repris par l’ensemble de la prison. Le tout est filmé en plan-séquence, avec simplicité, sans esbroufe. On est alors au milieu du film et il est déjà clair depuis longtemps que Borgo marque l’affirmation d’un grand cinéaste. Juste avant que l’épidémie de Covid n’oblige les cinémas à fermer leurs portes, La fille au bracelet (2020) du même Stéphane Demoustier était déjà une belle surprise, s’appuyant sur les codes du « film de procès » pour mieux disséquer les us et coutumes d’une génération incomprise. Ici Demoustier s’empare d’un autre genre, le film carcéral, et s’émancipe de ses codes grâce à un ancrage dans la réalité corse. Mélissa est donc une surveillante pénitentiaire récemment mutée sur l’île qui, par son humanité, se rapproche de certains détenus au point de glisser progressivement vers une forme de complicité avec le grand banditisme.
Ce canevas s’inspire très librement d’un fait divers survenu en 2017 : pour construire la personnalité de son héroïne, le réalisateur s’est éloigné du réel. Le personnage, traversé par des sentiments divers et restant jusqu’au bout mystérieux, est incarné avec force par Hafsia Herzi – comédienne révélée en 2007 dans La graine et le mulet d’Abdelatif Kechiche. Mélissa est paradoxalement plus à l’aise au sein de la prison que sur l’île où s’impose un sentiment d’enfermement car ici « tout se sait » et « on n’oublie personne ». Le scénario est parfaitement charpenté avec la mise en place subtile d’un engrenage faisant glisser la surveillante humaniste vers la transgression de la loi. Ces qualités narratives sont renforcées par une mise en scène précise et jamais démonstrative. La caméra de Demoustier capte de façon remarquable les spécificités du système carcéral corse. Les plans-séquence introductifs immergent le spectateur dans la prison de Borgo, qui fonctionne selon un « régime ouvert » avec une libre circulation des détenus hors de leurs cellules en journée. Des seconds rôles bien taillés participent à l’édification d’une diégèse atypique : un malfrat de plus de 2 mètres, qui raconte avoir tué un puma en Argentine, ou encore Michel Fau en commissaire désabusé.
Le film bénéficie également de l’idée de l’enquête imbriquée, celle-ci démarrant à l’écran dès l’ouverture alors que le crime n’a lieu qu’au 2/3 du récit. Cette construction pourrait paraître artificielle mais elle sert le propos de Borgo, cette idée de fatalité mêlée à l’impossibilité d’établir précisément les états d’âme du personnage. Stéphane Demoustier explique avoir voulu éviter de prendre son héroïne de haut ; ne pas la juger sans pour autant basculer dans la complaisance. Le réalisateur s’est ainsi donné pour principe de chercher à « comprendre ses raisons sans lui donner raison »[1]. Une ligne de crête admirablement tenue par le film.
[1] Les midis de culture, émission du 17 avril 2024.