Esterno Notte : un chef-d’œuvre absolu
Découpé en six parties et diffusé sur Arte, Esterno Notte se présente comme une série mais a tout du grand film de cinéma.
Après Le traître (2019), qui retraçait avec maestria la fin de la Cosa Nostra dans les années 1980, Marco Bellocchio – âgé de 83 ans – continue d’explorer l’histoire récente de son pays. Cette-fois, il s’attaque à l’enlèvement d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne (DC), par les Brigades rouges en 1978. Construit comme une série au découpage très réfléchi, Esterno Notte s’élève au rang des grandes fictions politiques. On songe au Carlos d’Olivier Assayas (2010), également décliné sous une forme sérielle d’une durée de plus de 5h30 et qui avait aussi été présenté au Festival de Cannes. Mais ce qui fait l’originalité d’Esterno Notte, c’est sa construction en chapitres offrant différents points de vue sur les événements. Ainsi, chaque partie est centrée sur un personnage clé :
1. Aldo Moro ; 2. Le ministre de l’intérieur Cossiga ; 3. Le pape Paul VI ; 4. Les terroristes des Brigades rouges ; 5. Eleonora Moro et ses enfants ; 6. Epilogue.
Malgré ce découpage, Bellocchio et ses scénaristes ont réussi à garder une dynamique de progression dans l’intrigue, si bien que chaque chapitre nous rapproche inexorablement de l’issue[1]. L’atout essentiel de cette prouesse d’écriture est qu’elle offre au spectateur de très nombreuses clés de compréhension de la tragédie qui se joue, tout en dotant les personnages d’une réelle profondeur. Ainsi les tiraillements du pape Paul VI, interprété par un Toni Servillo impeccable, et les arcanes de la diplomatie vaticane sont montrés dans toute leur complexité. Ami de Moro et prêt à négocier avec ses ravisseurs, le pape est finalement contraint de ne réclamer qu’une libération « sans condition », rejoignant ainsi la ligne de fermeté du gouvernement.
Appliquant la maxime de Jean Renoir, « tout le monde a ses raisons », Marco Bellocchio se garde de juger ses personnages. Ni le ministre de l’intérieur Cossiga, ni le pape ne sont donc caricaturés. En revanche, le cinéaste s’autorise une forme de férocité à l’égard des membres de la DC, mais sans jamais verser dans l’ironie facile. De même, il porte un regard implacable sur les Brigades rouges et sur leur errance stratégique. Tous les personnages vivent une forme de déchirement intime, que Bellocchio réussit à traduire magistralement. Quant à Aldo Moro, Bellocchio en fait un personnage bouleversant. L’acteur Fabrizio Gifuni lui donne une douceur et une nonchalance qui masquent un stratège politique hors pair dans le premier chapitre. Puis dans l’épilogue, c’est un homme brisé, meurtri par le doute mais s’accrochant malgré tout à la foi. Le temps d’une brève séquence onirique, le cinéaste l’imagine effectuant le chemin de croix au Vatican. Moro porte une lourde croix de bois, suivi par les membres de la Démocratie Chrétienne, solennels et froids. Au bout d’un moment, ils marquent le pas et le laissent s’avancer seul. Sublime métaphore de l’abandon de Moro par ses amis politiques.
Chemin faisant, Esterno Notte brosse un très fin portrait des mécaniques de la politique italienne de l’époque, de ses rapports de forces et de ses subtilités stratégiques. Après l’épilogue, on comprend que la Démocratie Chrétienne comme les Brigades rouges sont condamnées à un inexorable déclin.
[1] Le dénouement est connu mais le cinéaste parvient malgré tout à créer une vraie tension. Deux séquences imaginant un Moro libéré renforcent la dimension tragique de la conclusion.