L’éloquence révolutionnaire à l’écran (1)
Série de quatre articles partant en quête de la représentation des discours révolutionnaires américains et français au cinéma.
A bien des égards, l’arme principale des révolutionnaires de la fin d’un XVIIIème siècle, qu’ils soient américains ou français, fut celle du discours. Communément influencés par la philosophie des Lumières et d’importantes références à l’Antiquité, les Pères fondateurs ou les élus de la Convention ont laissé derrière eux des chefs-d’œuvre d’éloquence. Lorsqu’on s’essaye à la reconstitution de l’une de ces révolutions au cinéma, comment peut-on retranscrire la puissance de ces discours, sans tomber dans la théâtralité ? Je me propose justement de partir à la recherche des formes cinématographiques – les grands choix de mise en scène – de l’éloquence révolutionnaire, dans le cas américain et français[1].
La Révolution française est un sujet de prédilection pour le cinéma, surtout avant la Seconde guerre mondiale – les querelles politiques et mémorielles liées à la période étant le plus souvent habillement éludées, au point que l’on peut évoquer une « patrimonialisation » de la Révolution par le cinéma. En revanche, la révolution américaine est bien moins représentée sur les écrans, Hollywood privilégiant paradoxalement la période de la guerre de Sécession. De plus, le cinéma préfère les journées insurrectionnaires ou les épisodes guerriers aux discours, qui semblent moins cinégéniques. Les films présentant d’importants faits d’éloquence ne sont donc pas si nombreux.
On distinguera ici quatre formes cinématographiques du discours révolutionnaire en analysant six films (trois portant sur la Révolution française et trois sur la révolution américaine). D’abord, la forme spécifiquement gancienne de l’éloquence révolutionnaire dans Napoléon (1927) ; puis la reconstitution des prises de paroles dans les assemblées d’Etat ou les clubs avec Give me liberty (1936) et La Marseillaise (1938) ; la comédie musicale avec 1776 (1972) ; enfin, le miroir d’enjeux politiques contemporains dans Independence (1976) et Danton (1983).
L’apogée de l’Art muet dans Napoléon (1927) d’Abel Gance
Auréolé du succès de son pamphlet pacifiste J’accuse (1919) et de sa fresque La Roue (1923), Abel Gance se lance à partir de 1925 dans la réalisation d’un film sur Napoléon, pensé comme le premier volet d’un ensemble de six films. Considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de l’art muet, ce film a connu de très nombreuses versions (Gance lui-même a raccourci et sonorisé son œuvre en 1935 puis procédé à un nouveau montage en 1971) jusqu’au titanesque chantier de « résurrection » du film mené par Georges Mourier et la Cinémathèque française depuis 2008[2]. L’ambition non-dissimulée est d’atteindre la même virtuosité dans la reconstitution de l’histoire de David W. Griffith (Naissance d’une nation, Intolérance), lequel a réalisé en 1924 America, film centré sur le début de la guerre d’indépendance des Etats-Unis mais qui fut un échec – et ne comporte aucune scène de discours révolutionnaire. D’une durée de près de sept heures, doté d’innombrables audaces visuelles (caméra montée sur un balancier, division de l’écran ; le fameux triptyque, multiples surimpressions), le Napoléon d’Abel Gance s’attarde longuement sur la Révolution, particulièrement la journée du 10 août et la période de la Terreur, avant de s’achever sur la campagne d’Italie. Les séquences où Gance donne forme à l’éloquence révolutionnaire ne manquent pas : scène de la sacristie des Cordeliers réunissant Robespierre, Danton et Marat ; tempête sur la Convention (chute des Girondins) ; spectres de la Révolution apparaissant à Bonaparte, etc. A chaque fois, le cinéaste trouve un effet de mise en scène montrant ce que la parole révolutionnaire est un logos au sens religieux du terme : une parole efficiente qui s’accomplit alors qu’on la prononce.
Il en est ainsi dans la séquence du 10 août. Danton y apparaît, installé dans l’atelier d’un forgeron, haranguant la foule. Gance affectionne particulièrement les métaphores visuelles, qu’il emprunte au Quatrevingt-Treize de Victor Hugo : ici la Révolution est une forge ; plus loin, la Convention est battue par la tempête. La surimpression et le montage court sont les deux outils techniques permettant au cinéaste de manifester l’efficacité du discours révolutionnaire de Danton. A plusieurs reprises, l’âtre de la forge se superpose au visage de Danton. Puis à la fin de la séquence, des plans d’une seconde s’enchaînent à un rythme endiablé : harangue du tribun, marteau qui bat le fer, violence de la rue. Les mots de Danton, qui apparaissent sous forme d’intertitres (« construisons la République maintenant ! ») se traduisent immédiatement en actes : on voit la monarchie s’effondrer. Certes, Danton n’a prononcé sa fameuse tirade « de l’audace » que le 2 septembre 1792 mais Gance justifie ces erreurs en précisant dans son scénario que « la vérité psychologique doit excuser les inexactitudes historiques voulues »[3]. La clé de la séquence est la présentation de la Révolution comme un mouvement de destruction-construction. La vision de la période dans le film est ambivalente. Nourri par des lectures contradictoires (de l’historien conservateur G. Lenotre à Victor Hugo en passant par Louis Blanc et Michelet) qui figurent en marge de son scénario, Abel Gance livre la vision d’un poète mais décidemment pas d’un idéologue. . En tout cas, la forme gancienne ne trouve pas d’équivalent outre-Atlantique, mais plutôt en URSS avec les films d’Eisenstein (Le cuirassé de Potemkine et Octobre).
[1] Ces articles s’appuient sur une communication donnée dans le cadre de la Journée d’études « Discours des révolutions », organisée par Hélène Parent et Augustin Habran, qui s’est tenue à l’Université de Nanterre le 17 mars.
[2] Le film restauré par les équipes de Mourier devrait être présenté à l’été 2024.
[3] Abel GANCE, Scénario de Napoléon, p. 108.