L’enlèvement : le nouveau chef-d’œuvre de Bellocchio
D’une beauté sidérante et d’une puissance incontestable, l’enlèvement revient sur l’une des pages les plus sombres de l’histoire de l’Eglise.
Après Le Traître (2019) et Esterno Notte (2022), le maître italien continue d’explorer par son œuvre l’histoire de son pays. Il quitte ici les années de plomb (l’assassinat d’Aldo Moro en 1978) et celles de la lutte contre la Cosa Nostra (le maxi-procès de Palerme en 1986) pour s’intéresser à l’époque du Risorgimento, c’est-à-dire de l’unification de l’Italie (essentiellement entre 1858 et 1870). L’enlèvement conte la terrible destinée d’Edgardo Mortara qui, à l’âge de six ans, fut arraché à sa famille juive afin d’être élevé dans une institution de catéchumènes convertis du judaïsme. L’affaire se déroule à Bologne qui appartient à l’époque aux Etats pontificaux. L’enfant a été baptisé à l’insu de ses parents par sa nourrice et, selon une interprétation rigoriste du droit canonique, il doit être séparé d’eux. Le pape Pie IX, souverain imbu de son pouvoir et engagé contre les « dérives libérales du siècle », en fait le symbole de son infaillibilité[1]. Non Possumus répond-il à ceux qui, de l’Europe à l’Amérique, réclament que l’enfant soit rendu à sa famille. Dans la première partie du film, le cinéaste restitue avec un grand souci du détail la mécanique du rapt d’Edgardo. Puis, à travers le récit de son endoctrinement, il ouvre sur des perspectives plus vastes : l’histoire de l’absolutisme papal – ce qu’on a appelé l’ultramontanisme –, de l’antisémitisme qui a pu exister dans l’Eglise catholique et enfin du combat pour l’unité de l’Italie.
Bellocchio orchestre donc une fresque historique ample non sans doter sa mise en scène d’une beauté absolue. De nombreux plans sont composés comme des tableaux, véritable régal pour les yeux. Pourtant, il n’est point question d’académisme. On trouve, comme toujours chez le cinéaste, des séquences folles mi-cauchemardesques mi-bouffonnes : le rêve du pape au cours duquel trois rabbins pénètrent dans sa chambre pour le circoncire ; l’escapade nocturne du petit Edgardo dans l’église où il retire les clous du Christ en croix avant de regarder ce dernier descendre du crucifix et s’éloigner. D’autre part, Bellocchio excelle dans les scènes où l’émotion survient brutalement par un crescendo inattendu, généralement à la suite d’un échange tendu et rugueux. On songe notamment à la séquence de l’entrevue entre Edgardo et sa mère[2] qui s’achève de manière bouleversante. Autre moment très fort, le transfert du corps du pape Pie IX, de la Basilique Saint-Pierre à celle de Saint-Laurent, à l’occasion duquel la foule se jette contre le corbillard. Edgardo, alors âgé d’une trentaine d’années, prend d’abord la défense de celui qu’il perçoit comme son défunt mentor. Puis il se fige soudainement, déboussolé : des sentiments longtemps enfouis refont surface et il rejoint ceux qui invectivent le cortège funèbre.
C’est justement le mystère entourant la sincérité de la conversion de Mortara qui achève de faire de L’enlèvement un chef-d’œuvre. Le déchirement du personnage, que l’on sent complètement perdu au moment de son entrée dans l’âge adulte, est poignant. Le film invite à regarder en face une période tourmentée de l’histoire de l’Eglise. On ne peut que se réjouir du contraste entre l’antisémitisme ici dépeint et les relations apaisées qui sont aujourd’hui celles entretenues par le catholicisme et je judaïsme. De même qu’on ne peut imaginer plus éloigné de Pie IX que l’actuel souverain pontife.
[1] Le dogme de l’infaillibilité pontificale est justement proclamé en 1870 sous Pie IX.
[2] Incarnée par Barbara Ronchi vue cette année dans le magnifique Il Boémo de Petr Vaclav.