Madame du Barry : de Lubitsch à Maïwenn (1/3)
Figure centrale des imaginaires du Versailles du XVIIIème siècle, Jeanne du Barry est apparue à de nombreuses reprises au cinéma. Retour sur quelques films emblématiques.
Episode 1 : Ernst Lubitsch
En 1919, Ernst Lubitsch, qui n’est pas encore le metteur en scène mondialement connu qu’il est appelé à devenir, réalise La Du Barry avec Pola Negri dans le rôle-titre. Ce film en costume suit la vie de Jeanne Bécu, comtesse du Barry, de son ascension à la cour de Versailles à sa mort sur l’échafaud sous la Révolution. Lubitsch prend d’importantes liberté avec l’Histoire puisque la prise de la Bastille intervient presqu’immédiatement après la mort de Louis XV. Les vices de la vie de la cour et la violence révolutionnaire sont au cœur du récit. A un érotisme de boudoir de la période Ancien Régime, le cinéaste oppose la brutalité du « dépenaillé révolutionnaire féminin »[1]. Comme dans la plupart des transpositions cinématographiques de la vie de madame du Barry, l’héroïne est punie par le destin pour avoir renié son origine modeste. La mort sur l’échafaud de l’héroïne est explicite. Pendant de longues secondes, elle se débat furieusement tandis que la foule hurle en réclamant sa mort. Son corps est attaché au billot et sa tête est passée dans la lunette. Le comble de la violence est atteint lorsque le bourreau jette la tête dans la foule. Cette violence crue est bien plus forte que tout ce que l’on peut voir dans le cinéma français de la même époque.
En 1922, le film est présenté en France et plusieurs articles de presse font preuve d’une grande sévérité à son égard, estimant qu’il dénature et souille l’Histoire nationale, en s’en servant comme d’un moyen de « propagande anti-française »[2]. Il faut resituer cette hostilité dans le contexte de la concurrence ardue que se livrent les cinémas allemand et français. Le film de Lubitsch est en effet le premier film européen d’après-guerre diffusé aux États-Unis et cette conquête allemande a de quoi déplaire au milieu du cinéma français[3]. Du point de vue politique, l’Action française n’est pas en reste puisque Marius Plateau, secrétaire de la Ligue, écrit au producteur du film pour lui demander « la suppression des scènes les plus odieuses » et protester contre la prétention des Allemands de s’emparer l’Histoire de France[4]. L’indignation de certains professionnels du cinéma comme d’hommes politiques de tous bords aboutit à l’interdiction pure et simple du film, qui ne se voit pas accorder le visa de censure. Voici les motifs de l’interdiction tels qu’ils sont exprimés par le rapport de censure de 1922 :
« C’est la partie consacrée à la Révolution qui est, dans ce film, absolument odieuse. Il n’y a plus là que des tableaux de sauvagerie. Tout a été mis en œuvre pour flétrir cette grande époque. On ne voit en action qu’une hideuse populace ; et, dans des tableaux, le bourreau, une sorte de géant nu jusqu’à la ceinture, jette à la foule la tête de Madame du Barry. Ces images n’inspirent que du dégoût »[5].
Une partie de la profession cinématographique, opposée par principe à la censure, à la tête desquels on retrouve notamment René Jeanne et le député de la Seine Charles Bernard, organise une présentation du film à l’Artistic le 23 décembre 1922. La séance est émaillée d’incidents. Alors que l’un des intervenants insinue que les metteurs en scène français seraient bien incapables de réussir ce que Lubitsch a réalisé avec La Du Barry, un véritable tumulte éclate. Le journaliste de Comoedia relate même qu’Henri Desfontaines, le réalisateur de La Marseillaise (1920), bousculant tout le monde, aurait menacé de « casser la g… » à l’auteur de ce propos malheureux[6]. Les esprits s’échauffent et la censure demeure. Le film est victime d’un phénomène clairement identifiable : la conviction, largement partagée, que ce qui touche à la Nation française, son histoire et ses coutumes, ne saurait être traité que par des artistes français. Pourtant, comme le raconte Siegfried Kracauer dans son ouvrage De Caligari à Hitler, l’image que Lubitsch a en tête en filmant les « hordes révolutionnaires », c’est celle, contemporaine, des manifestations communistes berlinoises[7].
[1] André Combes, « Il était deux fois la Révolution », Germanica, 6 | 1989, 103-133.
[2] « Article du 30 décembre 1922 », 8-RK-3792 : La Du Barry, Fonds Rondel, BnF/Arts du spectacle.
[3] Voir Marc Lavastrou, « La réception de Madame du Barry d’Ernst Lubitsch par la presse cinématographique française du début des années 1920 », Trajectoires, n°1, 2007.
[4] L’Action française, 25 décembre 1922, p. 1.
[5] « Rapport de censure, 1922 », cité par Roger Icart, La Révolution française à l’écran, Milan, Toulouse, 1988, p. 85.
[6] Jean-Louis Croze, « La présentation de La du Barry », Comoedia, 24 décembre 1922, p. 4.
[7] Siegfried Kracauer, Von Caligari zu Hitler, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1975, p. 54.