Napoléon de Ridley Scott : grand film avorté
Malgré ses prouesses visuelles, la fresque de Ridley Scott laisse une impression amère. En sabordant la caractérisation du personnage, le film s’avère terriblement frustrant.
J’aurais ardemment voulu défendre ce Napoléon. Ridley Scott est un cinéaste inégal mais on lui doit de très beaux films (Alien, Blade Runner, Gladiator, American Gangster entre autres). J’ai beaucoup d’admiration pour l’énergie de ce réalisateur qui, à 86 ans, enchaîne les films à l’ambition démesurée. D’emblée, on est frappé par la précision intacte de sa mise en scène. Les séquences de batailles, tournées sans recours abusif aux effets numériques, sont dantesques (surtout celle de Waterloo qui est un moment d’anthologie). A plusieurs reprises, Scott compose des plans majestueux qui prouvent qu’il aurait pu réussir un grand film : coup d’état du 18 Brumaire, sacre de 1804, campagne de Russie sont autant d’occasions pour des peintures visuellement très convaincantes. Il parvient également à tenir la gageure d’une grande fresque historique se déroulant de 1793 à 1821. Les historiens railleront les nombreuses simplifications mais, selon moi, ce n’est pas là que le bât blesse. Le grand coupable de l’échec du film, c’est le scénario écrit par David Scarpa. Le récit se concentre sur la relation amoureuse liant l’empereur à son épouse Joséphine mais la traite de manière superficielle, à grand renfort de scènes intimes gênantes. Ce choix est d’autant plus regrettable que la dimension sentimentale vient parasiter les aspects plus politiques de la vie de Bonaparte.
Mais ce qui plombe définitivement le film, c’est la caractérisation de Napoléon. Qu’on l’admire ou qu’on le haïsse, le premier empereur des Français est un personnage fascinant. Ne rien faire d’une telle figure, ne rien avoir à en dire, est sidérant. Lorsque Bonaparte entre dans le récit et se dirige vers Toulon, le spectateur ignore tout de lui, de cette force interne qui le meut, de ses aspirations. Par la suite, on peine à comprendre ce que Scott veut en montrer : ni sa fulgurante ascension sociale, ni son génie militaire ne transparaissent à l’écran. La responsabilité de cette déroute repose en grande partie sur l’interprète principal, Joaquim Phoenix, déjà épouvantablement cabotin dans le Joker (2019), qui campe un Napoléon apathique et sans charisme. Impossible d’y déceler le politique visionnaire ni le grand stratège. C’est un homme médiocre dont on ne comprend pas comment il a pu réaliser de telles conquêtes et entraîner derrière lui des centaines de milliers de soldats. Il est dès lors difficile de s’intéresser à ce héros sans relief. Or, au cinéma, le spectateur doit pouvoir s’identifier un minimum pour que se réalise le phénomène de dépersonnalisation décrit par André Bazin par lequel il est entraîné dans l’imaginaire du film[1]. Des cinéastes comme Scorsese savent justement rendre les héros les plus méprisables attachants. Ici, on reste à l’extérieur. Sachant à quel point Joachim Phoenix a contribué à la caractérisation de ce Napoléon[2], on se prend à rêver de ce qu’un Léonardo DiCaprio ou un Adam Driver auraient fait du rôle si Scott le leur avait confié…
Loin du grand film historique promis, Napoléon se révèle donc extrêmement décevant. La version longue de 4h qui doit sortir sur la plateforme Apple dans quelques mois rééquilibrera sans doute la forme assez décousue du récit. Malheureusement, cela ne suffira pas à sauver un film saboté de l’intérieur par sa figure centrale.
[1] Bazin décrit ainsi le processus de dépersonnalisation du spectateur : « les personnages de l’écran sont tout naturellement des objets d’identification ». Ce processus psychologique a pour conséquence de « constituer la salle en foule et d’uniformiser les émotions ». André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Editions du Cerf, 1985, p. 153.
[2] Scott a été tellement fasciné par les idées de Joaquim Phoenix, qu’il a réécrit en partie le scénario au cours du tournage : https://www.worldofreel.com/blog/2022/12/ridley-scott-kept-re-writing-napoleon-during-production-due-to-joaquin-phoenixs-unpredictable-nature