Napoléon vu par Abel Gance et Ridley Scott (1/2)
Alors que le Napoléon de Ridley Scott sortira le 22 novembre, le chef-d’œuvre d’Abel Gance sera présenté par la Cinémathèque française dans sa version restaurée en juillet 2024.
Quand Napoléon paraît sur les écrans en 1927, Abel Gance est considéré comme l’un des plus grands cinéastes au monde (aux côtés de David W. Griffith, Fritz Lang ou Charlie Chaplin). Auréolé du succès de J’accuse (1919) et La Roue (1923), il se lance dans un projet à l’ambition démesurée. La « grande version » du Napoléon vu par Abel Gance a beau durer plus de 7h, ce devait être à l’origine le premier volet d’une série de six. C’est la raison pour laquelle, hormis le prologue à l’école de Brienne qui se déroule en 1781, le film de Gance ne couvre que la période 1792-1796 de la vie de Bonaparte. Il s’attarde longuement sur la Révolution française et fait une large place à ses principales figures (Robespierre, Marat et Danton). Les épisodes se suivent dans l’ordre suivant : découverte de la Marseillaise au club des Cordeliers, chute de la monarchie (10 août 1792), escapade de Bonaparte en Corse, arrestation des Girondins, assassinat de Marat, siège de Toulon, évocation de la Terreur puis de Thermidor, canonnade du 13 Vendémiaire, mariage de Bonaparte et enfin campagne d’Italie. Marqué à la fois par le spectre de la Terreur et le génie de la Nation, par la violence de la Guerre civile et l’espoir de la Liberté, Napoléon est l’une des rares réunions des quatre imaginaires cinématographiques de la Révolution.
Gance ne se contente pas d’offrir aux spectateurs une grande fresque historique. Il innove en multipliant les trouvailles techniques : montage court, caméra montée sur un cheval ou sur un balancier, multiples surimpressions (jusqu’à 16 images par plan !), et surtout le fameux triptyque, soit un triple écran, utilisé magistralement dans la séquence de la « double tempête » lorsque la Convention se trouve soudain entourée par les vagues de l’océan[1]. Quant à l’interprète de Bonaparte, Albert Dieudonné, il est comme possédé par le rôle, au point d’anticiper en partie le method acting promu plus tard par Lee Strasberg au sein de l’Actors Studio. A sa sortie en 1927, le film a pu dérouter et son exploitation fut un véritable casse-tête. Plusieurs critiques émirent des réserves, à l’instar de Léon Moussinac (L’Humanité) qui accusa Gance d’avoir réalisé une œuvre pour « apprentis fascistes » ou d’Alphonse Aulard (titulaire de la chaire d’Histoire de la Révolution française) qui jugea la représentation de la période révolutionnaire outrancière. Pourtant, en s’inscrivant dans la filiation de Victor Hugo, Abel Gance cherchait surtout à donner de la Révolution la vision d’un poète, ancrée dans la légende plutôt que l’Histoire, adoptant une posture mystique plutôt que politique. Napoléon est parfois déséquilibré par des détours mélodramatiques et sentimentaux. Mais l’impression d’ensemble est bien celle d’un chef-d’œuvre immuable qui influença des générations de cinéastes, jusqu’à Francis Ford Coppola.
Dès 1927, le film fut exploité avec des montages différents. Gance vendit à la MGM une version de 7h, avec les triptyques, mais son film fut maltraité ce qui rendit l’exploitation américaine catastrophique. Après l’arrivée du parlant, le cinéaste sonorisa son film, pour une version largement épurée (2h) qui sortit en 1935. Jamais avare d’une innovation, Gance expérimenta la « perspective sonore », technique permettant de varier la provenance des sons. En 1960, le cinéaste réalisa Austerlitz (quatrième volet de sa fresque titanesque incomplète, avec Pierre Mondy en Napoléon !). Puis en 1971, avec le soutien de Claude Lelouch, il compila des séquences de plusieurs films pour monter Bonaparte et la Révolution (qui dure 4h30). Restauré par le britannique Kevin Brownlow puis par la française Bambi Ballard, Napoléon compterait jusqu’à vingt-trois versions différentes. En 2007, la Cinémathèque française a donc chargé Georges Mourier de mener un vaste chantier d’expertise à partir de l’ensemble des fragments du film. Au terme d’une aventure titanesque, impossible à retracer en quelques lignes[2], cette « résurrection » est presque achevée.
Sommet de la carrière de son auteur et apothéose de l’art muet à la française, Napoléon vu par Abel Gance est une œuvre démesurée, inégale mais inoubliable. Jamais auparavant un film de l’âge d’or du muet n’avait bénéficié d’un tel chantier de réhabilitation. C’est peu de dire que l’on attend la présentation du film (prévue pour l’été 2024) avec impatience.
[1] Voici comment Gance présente cette innovation : « Dans un des chapitres de mon film, me suis servi du triple écran en y combinant trois expressions : physiologiques, cérébrale et affective. (…) Ma tendance générale dans Napoléon a été celle-ci : faire du spectateur un acteur ; le mêler à l’action ; l’emporter dans le rythme des images ». GANCE-176, « Livret de la Société française Gaumont-Metro-Goldwyn sur le film », Fonds Abel Gance, archives de la Cinémathèque française.
[2] Georges Mourier revient sur les principales étapes dans cette conférence : https://www.cinematheque.fr/video/1515.htmlhttps://www.cinematheque.fr/video/1515.html