Oppenheimer : chef d’œuvre à 70%
Un pur chef d’œuvre se cache à l’intérieur du nouveau film de Christopher Nolan. Comme un diamant brut de deux heures qu’on aurait recouvert d’une substance filandreuse d’une heure.
Avec Terrence Malick, James Gray, Martin Scorsese, Bong Joon-Ho et Jacques Audiard, Christopher Nolan fait partie des cinéastes pour lesquels j’applique volontiers ce que François Truffaut avait appelé la « politique des auteurs ». Ce principe qui lui faisait aimer sans distinction tous les films d’Orson Welles « pour ce qu’ils sont des films de Welles et ne ressemblent à aucun autre »[1]. Ainsi, je reçois Oppenheimer tel que son créateur l’a voulu et je l’aime malgré ses failles. Par sa puissance et son ambition, ce film se distingue nettement de tout ce qui se fait actuellement. Depuis The Dark Knight (2008), Nolan est l’un des seuls cinéastes au monde capable de rassembler des foules de spectateurs autour de son seul nom, avec la promesse de films alliant le cérébral au spectaculaire. Au cœur du paysage hollywoodien actuel, c’est tout à fait exceptionnel. Oppenheimer s’inscrit dans la veine historique lancée par Dunkerque (2017) tout en prolongeant le goût pour les théories scientifiques déjà présent d’Inception (2010) à Interstellar (2014). Il s’agit de la biographie filmée de l’homme qui fut, entre 1943 et 1945, responsable du projet Manhattan, programme scientifique secret ayant abouti à la mise au point de la première bombe atomique. Comme on pouvait s’en douter, Christopher Nolan soumet la forme du biopic à un éclatement narratif comparable à la fission d’un atome en une multitude de nucléides.
Le récit labyrinthe mêlant personnages, époques et points de vue rappelle la construction des films d’Oliver Stone JFK (1992) et Nixon (1995). Ici, c’est la procédure à charge menée en 1954 contre Oppenheimer qui sert de fil rouge à l’intrigue. A de nombreuses reprises, ce jeu avec la temporalité est mené avec maestria – par exemple pour la séquence sur la bombe hydrogène qui mêle au moins quatre époques. Cependant, sur la dernière heure le concept s’use et les scènes d’interrogatoires paraissent répétitives. L’équilibre du film a de quoi désarçonner : la procédure engagée contre Oppenheimer (et donc la question de son positionnement politique) prend une place démesurée au point de laisser ce qui devrait être le cœur du film au second plan. Comme si Nolan avait surtout voulu traiter du progressif asservissement de la communauté scientifique par l’Etat et le politique. Fort heureusement, à l’intérieur du dédale filandreux instauré par le cinéaste pour perdre le spectateur, se niche le grand film sur la fission nucléaire et sur les risques de la maîtrise de l’atome que l’on attendait. Nolan est bel est bien parvenu à trouver une forme cinématographique capable de traduire la mécanique même de la physique quantique et de nous faire plonger dans les méandres du projet Manhattan.
Par un art du montage époustouflant, des inserts de plans évoquant la physique atomique et un déluge de sons à la précision renversante, il rend sensible la démarche scientifique de son héros. Point culminant du film, la séquence de la première explosion atomique du 16 juillet 1945 lorgne avec bonheur vers l’expressionisme et s’imprime immédiatement dans les mémoires. Nolan rend aussi captivants des enjeux tels que la controverse théorique ou les questionnements moraux soulevés par l’avènement de l’ère atomique – notamment avec la séquence finale du dialogue avec Einstein. Au sein d’une galerie de personnages parfaitement incarnés (mention spéciale à Matt Damon en général Groves, à Gary Oldman en Truman et à Robert Downey Jr en Lewis Strauss), émerge la figure de Robert Oppenheimer, interprétée par un Cillian Murphy habité. Au terme des trois heures de projection, l’homme reste un mystère, alors même que tous les aspects de sa vie ont été approchés – et ce n’est pas le moindre des mérites du film.
On peut donc se risquer à écrire qu’Oppenheimer n’est un chef d’œuvre qu’à 70%. Mais puisque Christopher Nolan est un auteur qui a ma faveur, je prends son film tel qu’il est.
[1] Cahiers du cinéma, n°48, 1955.