Peut-on reconstituer la Shoah au cinéma ?
A l’occasion de la sortie de La zone d’intérêt de Jonathan Glazer (Grand Prix au Festival de Cannes), Le Huzar sur le toit fait le point sur la question de la représentation de la Shoah à l’écran.
« Les travellings sont affaire de morale ». Cette sentence prononcée par Jean-Louis Godard est emblématique de la vision du cinéma déployée par la génération de la Nouvelle Vague. Celui qui n’est encore qu’un critique et réalisera bientôt A bout de souffle, emploie cette formule appelée à la postérité à l’occasion d’une table ronde organisée par Les cahiers du cinéma à propos du film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais[1]. Quelques mois plus tard, Jacques Rivette s’inscrit dans cette école critique lorsqu’il dénonce l’abjection de Kapo de Gillo Pontecorvo, coupable à ses yeux d’esthétiser la mort de masse. Le cinéaste y opère en effet un travelling-avant vers l’actrice Emmanuelle Riva agonisant contre le barbelé électrifié d’un camp de concentration. En vilipendant l’obscénité d’un tel procédé, Godard et Rivette posent un jalon dans l’approche critique de la reconstitution de la Shoah au cinéma. Récemment, de nombreux films se sont malheureusement inscrits dans le sillon tracé par Kapo, ne lésinant pas sur le pathos et manquant de discernement sur la question de la représentation de l’horreur : on songe au Garçon au pyjama rayé (2008), à Sobibor (2018) ou encore aux Leçons persanes (2022).
Le refus intransigeant de la « spectacularisation » de l’extermination est une posture éthique que revendiquent plusieurs cinéastes : ce sont les tenants du courant de l’évocation documentaire qui, de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956) à Shoah de Claude Lanzmann (1985) rejettent toute reconstitution spectaculaire. Dans Nuit et brouillard, Resnais joue de la juxtaposition entre des plans en couleurs d’Auschwitz à l’abandon et des images d’archives en noir et blanc tournées sous le Troisième Reich. C’est dans cet écart que se niche l’Histoire : par lui, on présente l’irreprésentable « comme une hallucination absolument vraie »[2]. Quant à Shoah, c’est un film fleuve de 9h constitué d’une accumulation de témoignages oraux (de rescapés mais aussi de bourreaux), fruit de treize années d’enquête. Il s’agit d’un monument, pièce désormais incontournable de la mémoire du génocide des Juifs. Par la suite, Claude Lanzmann n’a eu de cesse de se poser en gardien du temple, intervenant régulièrement pour condamner en des termes très durs les entreprises de « re-création » de l’univers des camps de la mort.
L’autre tendance de la représentation de l’extermination au cinéma, celle du cinéma de fiction, s’est surtout développée après le succès d’Holocauste (1977) et de La liste de Schindler (1993)[3]. Récompensé aux Oscars, le film de Steven Spielberg a eu un impact considérable et salutaire sur le public américain[4]. Certains choix de mise en scène ont néanmoins fait débat : la séquence à Auschwitz qui créé un suspense moralement questionnable ; le fait d’aborder l’horreur de la mort de masse par le biais d’un récit de sauvetage qui garantit une sorte de « happy end ». A l’époque, Lanzmann signe une tribune contre le film auquel il reproche de « trivialiser » la Shoah. Spielberg aura l’humilité de se défendre de la manière suivante : « aucun film ne peut décemment rendre compte de ce que le monde juif en Europe a enduré, et ce à quoi il a survécu. Mon sentiment est qu’il me fallait en parler, tout au moins essayer. D’une certaine manière, j'ai échoué, comme Claude Lanzmann, comme Primo Levi, comme Elie Wiesel »[5].
Les débats furent encore plus vifs à l’occasion de La vie est belle de Roberto Benigni, récompensé à Cannes puis aux Oscars en 1998. Le traitement de la persécution dont sont victimes les Juifs sous une forme tragi-comique est dénoncé par de nombreux critiques, certains n’hésitant pas à qualifier le film de « comédie négationniste ». Ces polémiques n’empêchent pas La vie est belle de remporter un succès considérable (plus de 4 millions d’entrées en France). La forme choisie par le cinéaste hongrois Laszlo Nemes dans le Fils de Saul (2015) a davantage fait l’unanimité, Lanzmann lui-même n’ayant pas caché son admiration pour cette œuvre récompensée à Cannes. S’attachant au destin des Sonderkommandos, ces déportés juifs obligés par les nazis de travailler dans les chambres à gaz, Nemes a su éviter le piège de la reconstitution de l’extermination, qu’il laisse en hors-champ.
Tel semble avoir également été le pari de Jonathan Glazer pour La zone d’intérêt. Reste à savoir si le hors-champ n’est pas en passe de devenir une préciosité formelle qui, à son tour, relève d’une forme d’esthétisation de la Shoah.
[1] Ce faisant, il s’approprie la formule utilisée quelques mois plus tôt par Luc Moullet à propos du réalisateur Samuel Fuller : « la morale est affaire de travelling ».
[2] Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Gallimard, 2008, p. 76.
[3] Cependant dès 1946, dans Le criminel, Orson Welles évoquait les camps de la mort dans un film de fiction – des images d’archives étant projetées au cœur du récit.
[4] Au début des années 1990, Stanley Kubrick projetait de réaliser Aryan Papers, d’après le récit autobiographique d’un enfant juif polonais. Mais le triomphe du film de Spielberg a poussé Kubrick à renoncer.
[5] Le Monde, 1998.