Rendez-vous avec Pol Pot : Rithy Panh, l’anti-Glazer
En remettant sur le métier le lancinant sujet de la mémoire du régime khmer rouge, Rithy Panh signe un film imparfait mais traversé par de belles idées de mise en scène.
En décembre 1978, alors que le Kampuchéa démocratique – régime communiste mis en place au Cambodge entre avril 1975 et janvier 1979 – vit ses dernières semaines, trois journalistes français sont accueillis par les Khmers rouges. Leur séjour est sévèrement encadré, les autorités ne les laissant voir qu’une société révolutionnaire factice qui ne dupe personne. Par des chemins détournés, l’horreur génocidaire du régime se révèle progressivement, jusqu’à l’entretien tant attendu avec celui que l’on appelle « frère numéro 1 » : Pol Pot. Cette histoire à l’issue dramatique est inspirée par l’expérience de la journaliste américaine Elisabeth Becker, qu’elle a raconté dans son livre Les larmes du Cambodge (1988). L’intérêt principal de cette fiction est qu’elle aborde un aspect trop souvent négligé de la tragédie cambodgienne, à savoir la complaisance d’une certaine intelligentsia occidentale vis-à-vis du régime des Khmers rouges. Ainsi, le personnage de l’intellectuel Alain Cariou, inspiré par les figures de Noam Chomsky et d’Alain Badiou, se berce d’illusion quant au Kampuchéa démocratique, aveuglé par la pureté supposée de l’idéologie anticapitaliste. Ses yeux semblent ne jamais devoir se déciller jusqu’à l’entretien final avec Pol Pot qui lui fait prendre conscience du caractère implacable de la révolution qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Se dessine alors la confiscation d’une utopie (« après vous, les ouvriers ne pourront plus rêver » dit-il amèrement au dirigeant khmer rouge).
Outre cette dimension politique, Rithy Panh reprend une nouvelle fois la grande question que travaille son cinéma depuis les années 1990 : comment représenter les crimes de masse à l’écran ? Le cinéaste, lui-même rescapé du génocide perpétré par les Khmers rouges, poursuit inlassablement sa quête de ce qu’il appelle « l’image manquante ». Tous les films de Rithy Panh sont marqués par une conscience du devoir de mémoire par l’image et, en même temps, achoppent sur l’impossibilité de sa matérialisation. S’interdisant une représentation frontale de la mort, le réalisateur doit redoubler d’ingéniosité pour transmettre l’horreur, sans pour autant se livrer à une esthétisation qui serait tout aussi amorale. Dans Rendez-vous avec Pol Pot, Panh fait le choix intelligent des petites figurines, sobres mais belles, pour décrire l’enfer des coopératives rizicoles. Il use aussi d’images d’archives, projetées sur une moustiquaire ou à travers les vitres d’une voiture traversant Phnom Penh. Ce mélange des régimes de représentation offre quelques séquences vraiment bouleversantes. On pourra regretter que la fiction ne soit pas toujours à la hauteur des faits reconstitués. Si la mécanique de la peur de l’Angkar (organisation khmère rouge) est bien décrite, le jeu des comédiens n’est malheureusement pas toujours convaincant.
Malgré ces indéniables limites, on ne peut que saluer la démarche de Rithy Panh qui est d’une rigueur intellectuelle et morale rare. Contrairement à la Zone d’intérêt, construit dans le seul but d’affirmer la posture auctoriale de Jonathan Glazer, Rendez-vous avec Pol Pot frappe par sa sincérité. Moins abouti que S21 (2003) ou l’Image manquante (2013), il constitue malgré tout un jalon utile dans l’œuvre mémorielle de Rithy Panh.