Robespierre, monstre de cinéma
Extraits choisis (centrés sur le Napoléon d'Abel Gance) d'un article publié dans les Cahiers de l'Institut d'Histoire de la Révolution française.
Lien vers l’article complet : https://journals.openedition.org/lrf/8484
L’image noire de Robespierre, élaborée tant par les historiens de la Révolution que par les romanciers et les dramaturges, s’impose également au cinéma. La plupart des incarnations de Robespierre le présentent ainsi en « maître de la Terreur ». (…)
Le Napoléon (1927)d’Abel Gance est tout entier traversé par la vision ambigüe qu’a le cinéaste de la Révolution française. Il fait de Robespierre l’un des « dieux » de la Révolution, mais également le « maître de la Terreur ». Cette caractéristique se manifeste particulièrement lors de la séance du 2 juin 1793, reconstituée avec maestria dans la séquence dite de la « double tempête ». Empruntant à Victor Hugo la comparaison entre la Convention et les vagues de l’océan, le cinéaste la rend sensible par un mouvement de caméra vertigineux, rendu possible par la fixation de l’appareil de prises de vue à un balancier. L’utilisation du fameux triptyque – c’est-à-dire la juxtaposition de trois écrans – décuple la puissance de ce tableau. En effet, la Convention qui occupe le panneau central peut se retrouver enserrée par des plans de l’océan déchaîné. Serré contre Danton et Marat, Robespierre se tient alors droit au milieu du tumulte. Tandis que la foule est comme terrassée par les flots qui l’enserrent, Robespierre se tient au centre, imperturbable, maître de la Convention. Le futur avènement de la Terreur est de plus signifié par des surimpressions d’images de la guillotine en action. Ce sont des travelling-avant qui viennent se superposer aux plans fixes du public de l’assemblée. Robespierre est indissociable de cette guillotine fantomatique qui est au cœur de l’imaginaire de la Terreur. Plus tard, Robespierre apparaît en « dictateur » du Comité de salut public, assis derrière un bureau, deux serviteurs noirs lui tendant des actes d’accusation à signer. Comble de l’esthétisme, l’un de ses serviteurs ouvre un petit coffret en forme de cercueil duquel on sort les actes d’accusation.
Pour la psychologie du personnage, Gance indique qu’il s’appuie sur la description donnée par Vigny dans Stello, avec notamment cette citation précise, qui figure en marge du scénario : « Le Comité de salut public marchait librement sur sa grande route, l’élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint Just menaient la machine roulante, l’un la traînait en jouant le grand prêtre, l’autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique ». La figure émaciée et froide de l’acteur Edmond Van Daële est plutôt fidèle aux portraits de l’Incorruptible. Son interprétation est si marquante que le critique de Mon ciné y voit la « chose la plus impressionnante qui ait été produite à l’écran depuis le début de l’art muet ». Alphonse Aulard, qui juge sévèrement le film, estime au contraire que Van Daële « exagère la taciturnité, l’immobilité » de Robespierre. Lorsque Gance travaille à la sonorisation de son film en 1935, c’est Van Daël qui offre sa voix au personnage qu’il avait interprété quelques années plus tôt. Son ton est doucereux et caressant, mais possède quelque chose d’inquiétant et de fielleux.
(…) Après 1945, la Révolution française et sa mémoire ne constituent plus le marqueur politique qu’elles ont été, désormais progressivement remplacées par l’épopée de la Résistance dans les grands récits des principaux partis politiques. En parallèle, le personnage de Robespierre disparaît presque totalement des films français pendant quarante ans. Il reste en revanche prisé dans le monde anglophone, que ce soit dans Reign of Terror d’Anthony Mann (1949), où Robespierre apparaît comme un chef de gang, proche des personnages de Scarface (1931), ou dans la parodie du Mouron rouge, Don’t loose your head (1966) qui tourne en dérision la « dictature de la guillotine ». Dans les années 1980, la célébration du bicentenaire approchant, le personnage retrouve le chemin des écrans français. Si Jean Yanne s’amuse surtout à rapprocher le dirigeant révolutionnaire de la gauche mitterrandienne dans Liberté, égalité, choucroute (1983), le Danton d’Andrzej Wajda (1983) s’inscrit dans la tradition cinématographique d’un portrait à charge de Robespierre. Il va même plus loin en présentant le Conventionnel en précurseur des régimes totalitaires du xxe siècle. La Révolution française de Robert Enrico (1989), film réalisé au moment du bicentenaire, bien que marqué par d’incontestables limites formelles, a tenté de trouver un équilibre entre une première partie faisant la part belle à l’Incorruptible (1789-1792) et une seconde reprenant la caractérisation du tyran (1792-1794). Il faut cependant attendre Un peuple et son roi de Pierre Schoeller (2018) pour que le cinéma montre sous les traits de Louis Garrel l’orateur passionné de l’Assemblée, puis de la Convention.