La zone d’intérêt : le risque de la Shoaxploitation
Grand prix au Festival de Cannes, encensé par une grande partie de la presse, La zone d’intérêt est un geste artistique certes brillant mais moralement questionnable.
La semaine dernière, n’ayant pas encore vu La zone d’intérêt de Jonathan Glazer, je m’interrogeais sur le risque d’un détournement de l’interdit posé par Claude Lanzmann dans la représentation cinématographique de la Shoah. En évitant savamment la reconstitution frontale de l’extermination, ne risque-t-on pas d’user du hors-champ comme d’un parti pris esthétique ? De fait, le film de Glazer a tout du « dispositif » : on y suit le quotidien de la famille de Rudolph Höss, commandant du camp d’Auschwitz, en restant presque strictement dans l’espace de la maison attenante aux murs du centre d’extermination. Du génocide, on ne perçoit que des bruits sourds et des cris. La fumée des fours crématoires ou celle des trains acheminant les déportés sont également présents à l’arrière-plan. Glazer joue constamment du contraste entre la douceur du jardin des Höss et la brutalité à l’œuvre en hors-champ. L’idée est de matérialiser à l’écran le concept de « banalité du mal » théorisée par la philosophe Hannah Arendt. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la mise en scène déployée par le cinéaste est impressionnante. Au moment du tournage, Glazer a disposé une dizaine de caméras et a laissé ses acteurs évoluer en liberté dans le décor. Il réussit ainsi à capter la monstruosité tranquille de ces cadres nazis qui profitent de la politique antisémite du Reich pour s’élever socialement.
Le climat très froid doit beaucoup à la qualité de l’interprétation, notamment celle de Sandra Hüller. L’approche clinique du sujet a cependant ses limites : la banalité de ce qui est montré condamne le film à une structure un peu répétitive. Mais c’est surtout la démarche du cinéaste qui interroge. D’abord, avec son dispositif finement orchestré, Jonathan Glazer se pose en démiurge, observant avec une distance cynique l’univers concentrationnaire. On en revient toujours à l’article fondateur de Jacques Rivette[1]. S’il ne cherche certes pas ici à faire de la « belle image », Glazer déploie une grande énergie dans la recherche d’une « sonorité parfaite ». Tout est fait pour pousser à l’admiration du travail de l’ingénieur son et de la gestion du hors-champ. Cela devient le sujet principal du film au détriment de celui de l’extermination, finalement reléguée … à l’arrière-plan. L’impression qui se dégage est donc que le cinéaste cherche à bâtir une œuvre expérimentale et qu’il le fait en abusant de son sujet. Les nombreux tics présents dans le film (caméra thermique, écran noir insistant) renforcent ce soupçon.
Finalement, Jonathan Glazer semble se servir de la Shoah pour construire une œuvre mondialement remarquée, là où un cinéaste devrait plutôt se mettre au service de la mémoire de cette tragédie. C’est la raison pour laquelle on peut parler de « Shoaxploitation » à propos de La zone d’intérêt – néologisme construit sur le modèle de la « blaxploitation »[2]. Steven Spielberg, qui avait été vertement critiqué en 1993 pour son traitement du sujet dans La liste de Schindler – avait au moins le mérite de chercher à témoigner, à faire œuvre de mémoire. C’était un geste de cinéma humaniste, bien loin de la sophistication et de la prétention affichée par Glazer.
[1] Jacques Rivette dénonçait l’abjection de Kapo de Gillo Pontecorvo, coupable à ses yeux d’esthétiser la mort de masse.
[2] A priori, rien ne permet de rapprocher le film de Glazer de ce filon de la production américaine des années 1970. Si ce n’est tout de même un certain opportunisme et un goût prononcé pour le sensationnalisme.