L'éloquence révolutionnaire (4)
Série de quatre articles partant en quête de la représentation des discours révolutionnaires américains et français au cinéma.
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Un discours reflétant des enjeux politiques contemporains : Danton (1983)
Andrzej Wajda réalise Danton en 1983, au moment du crépuscule d’une décennie d’âge d’or du cinéma politique – marquée par les œuvres de Costa-Gavras, Francesco Rosi, Alan J. Pakula et Wajda lui-même. En s’attelant à une reconstitution de la période de la Terreur, le réalisateur polonais entend aborder en sous-texte les enjeux politiques de l’Europe des années 1980, marquée par l’affrontement idéologique entre l’Est et l’Ouest. François Furet écrit d’ailleurs dans Le Nouvel Observateur : « Le miracle de ce film, c’est qu’il n’est jamais anachronique, bien qu’il ne cesse, à travers Danton et Robespierre, de nous parler de la Pologne en 1982 »[1]. Danton est l’adaptation d’une pièce écrite par la polonaise Stanislawa Przybyszewska en 1929. Influencée par Albert Mathiez, Przybyszewska était une robespierriste passionnée, tandis que pour le film Jean-Claude Carrière écrit un scénario finalement plus favorable à Danton. Le récit étant situé en 1794, les discours révolutionnaires qui y sont prononcés interviennent dans le contexte particulier de la lutte à mort entre les Robespierristes et les Indulgents, qui défendent chacun une manière de continuer la Révolution.
Un grand discours se détache dans le film : celui de Danton à la fin de son procès au Tribunal révolutionnaire. Dans sa prise de parole, le tribun exprime la nécessité de reprendre le contrôle sur la Révolution qui s’est perdue et « dévore désormais ses propres enfants »[2]. Mais il garde une conviction révolutionnaire : niant la légitimité du tribunal qu’il a lui-même créé, il s’adresse directement au peuple. Il appelle ainsi à une nouvelle révolution contre la dictature de Robespierre : « Au nom des principes de la Révolution, ils en ont oublié la Révolution elle-même ! Ils ont établi une dictature nouvelle, plus féroce encore que l’ancienne. Par crainte du retour des tyrans, ils sont devenus tyrans ». Ce discours enflammé est cadré en un seul plan, resserré sur le buste de l’orateur, d’une durée de trois minutes. Le spectateur attentif peut remarquer que Gérard Depardieu, qui incarne Danton, sort du cadre à plusieurs reprises. Mais il est tellement habité que Wajda, impressionné, a décidé de garder la première prise. Progressivement au cours de la séquence, la voix de l’acteur s’enroue – elle n’était pas vraiment brisée mais Depardieu réussit à jouer l’enrouement. Le scénario, conservé à la Cinémathèque française, indique qu’à l’origine Danton devait injurier le public du tribunal : « Je savais que vous resteriez sans réaction quand je serai traîné vers l’échafaud ! Idiots ! Lâches ! Troupeau de porcs ! » « Adieu peuple libre, tu baigneras bientôt dans ton propre sang ! »[3].
L’affrontement entre les Indulgents, qui veulent un arrêt de la Terreur, et le Comité de Salut Public dirigé par Robespierre évoque la réalité politique polonaise contemporaine. Derrière les deux personnages historiques de Danton et Robespierre se profile évidemment le duel de deux autres hommes, le syndicaliste Lech Walesa (dirigeant de Solidarnosc) et le général Jaruzelski, chef d’Etat polonais de 1981 à 1989. Ce faisant, le film donne de la période révolutionnaire une vision très sombre. En France, alors que la célébration du bicentenaire approche, le film suscite des réactions contrastées. A gauche, Danton consterne. Le gouvernement Mitterrand, qui a financé en partie le film est embarrassé de voir une peinture de la Révolution aussi sinistre. Invité pour la présentation du film, président de la République quitte la salle au moment du générique, sans dire un mot. Michel Vovelle comme François Furet regrettent l’absence du peuple dans le film mais cette absence se justifie selon Wajda car le peuple dont se réclame Danton n’a « plus grand-chose à dire et à faire dans la Révolution » : celle-ci lui échappe au profit de la bourgeoisie[4].
Le film fut reçu de manière plus homogène en Amérique du Nord. Il fut programmé en compétition officielle au 19ème festival international du film de Chicago et au festival de Montréal. Ce qui fascine particulièrement les Américains, c’est la mise en abime du duel Est-Ouest contemporain dans la France de la Terreur. Le grand critique Roger Ebert du Chicago Sun-Times, explique que pour la première fois devant un film sur la Révolution française, il a eu le sentiment « d’écouter des personnes et non des discours »[5].
[1] Le Nouvel Observateur, du 14 janvier 1983. Il y a tout de même quelques anachronismes comme lorsque Danton évoque la « police politique » du gouvernement révolutionnaire.
[2] Cette phrase comparant la Révolution à Saturne fut en réalité prononcée par le député girondin Vergniaud.
[3] « Scénario de Danton », CHEREAU 21, archives de la Cinémathèque française.
[4] Le Monde, 6 janvier 1983.
[5] Roger EBERT, « Danton », Chicago Sun-Times, 18 novembre 1983.